L’intestin et le cerveau

Elle marche d’un pas rapide sur un chemin de randonnée des Alpes suisses. Finalement, la microbiologiste Maria Gloria Dominguez Bello arrive devant le bunker abandonné qu’elle voulait explorer. Sa mission : trouver un lieu sûr où des bactéries vivant dans l’intestin humain pourraient être conservées et mises à la disposition de la science. Dans la communauté des chercheurs, nul ne conteste la nécessité du projet « Microbiota Vault », c’est-à-dire la création d’un coffre-fort pour bactéries intestinales. Les médias parlent même d’une « arche de Noé du microbiome ».
La diversité des bactéries qui peuplent notre intestin, le microbiome intestinal, est menacée. « Dans les pays occidentaux, l’asthme, le diabète, les allergies alimentaires et le surpoids augmentent de façon spectaculaire », déclare la microbiologiste dans le nouveau documentaire Missing Microbes. Un phénomène inexistant dans les sociétés qui n’ont pas adopté le régime alimentaire occidental. De récentes recherches montrent en effet que l’alimentation, la flore intestinale et la santé sont étroitement liées.
La flore intestinale, reflet de notre alimentation
En 2014, l’anthropologue Stephanie Schnorr publie sa thèse de doctorat dans la revue Nature Communications : une analyse détaillée du microbiome d’une communauté qui ne consomme ni smoothies, ni Big Mac. La chercheuse a étudié les bactéries intestinales des Hadza, une tribu du Nord de la Tanzanie.
Ses résultats font date. Le profil microbien des Hadza se distingue de celui de tous les autres groupes examinés auparavant. En effet, la composition microbienne de l’intestin de ces personnes, qui pratiquent la chasse et la cueillette, est unique. L’intestin des Hadza est colonisé par un grand nombre de bactéries et contient des microbes parfaitement adaptés à leur alimentation riche en végétaux. Ceux-ci aident l’intestin à extraire les nutriments nécessaires des aliments, même lorsqu’il s’agit de fibres végétales difficiles à digérer.
Mais le constat le plus étonnant est que les maladies auto-immunes, qui sont dues à un déséquilibre de la flore bactérienne intestinale, sont presque totalement absentes chez les Hazda. Le groupe de chercheurs en conclut que la diversité des bactéries est probablement le principal critère d’une flore intestinale saine et stable.
À l’époque, l’anthropologue ignorait une chose : notre intestin communique avec le cerveau via la connexion « cerveau-intestin » et peut influer sur notre santé psychique. Une découverte encore plus révolutionnaire que celles issues de son travail sur le terrain. « Plus tard, lorsque j’ai consulté la littérature, j’ai constaté l’existence de connexions entre l’intestin et le cerveau. Et j’ai découvert que les microbes peuvent synthétiser des composés neuroactifs comme la sérotonine et la dopamine », explique Stephanie Schnorr.
Lorsqu’elle menait ses recherches dans la savane d’Afrique de l’Est, la jeune anthropologue ne pensait pas consacrer sa carrière scientifique aux liens entre l’intestin et le cerveau. Mais le domaine l’attirait énormément : « La connexion cerveau-intestin me fascine, notamment le développement de la cognition humaine et du cerveau. C’est devenu mon principal champ de recherche. »
Plus maître dans sa propre maison
En Occident, on a longtemps pensé que le corps et l’esprit étaient deux entités distinctes qui coexistent et n’interagissent qu’occasionnellement. Suivant cette tradition, Sigmund Freud est parti du principe que les conflits psychiques peuvent se transformer en troubles physiques. Plus tard, on a formulé l’hypothèse que le cerveau commande tel un chef militaire sur sa colline et que les organes inférieurs exécutent les ordres. Les dernières recherches montrent à présent que le moi – pour reprendre les termes de Freud – n’est définitivement « plus maître dans sa propre maison ». Nous partageons notre corps avec des milliards de micro-organismes qui grouillent, mangent et se multiplient en nous et sur nous.
Un constat considéré comme certain chez l’animal semble se confirmer aussi chez l’être humain : outre les processus inconscients découverts par Sigmund Freud, nos bactéries intestinales pourraient également, via différentes connexions entre l’intestin et le cerveau comme le nerf vague, influencer nos états psychiques, voire notre personnalité. Ce n’est pas un hasard si bon nombre de chercheurs se passionnent pour la mystérieuse symbiose entre l’intestin et les bactéries.
Intégrer la nourriture en psychothérapie
L’interaction entre les micro-organismes de l’intestin et le cerveau fascine également Gregor Hasler, professeur de psychiatrie moléculaire. L’année dernière, celui-ci a publié un ouvrage sur la connexion cerveau-intestin, qui a suscité un vif intérêt. Son bureau – il effectue des recherches pour le Réseau fribourgeois de santé mentale – est aménagé de façon compacte. À côté d’un canapé rouge destiné à ses patients, la bibliothèque domine la petite pièce : littérature spécialisée, William Shakespeare, Léon Tolstoï. Des dessins d’organes du corps humain ornent les murs. « Le domaine spécialisé de la flore intestinale pourrait prendre de l’essor et devenir la nouvelle génétique », indique-t-il.
Autrefois, le psychiatre traitait surtout des troubles alimentaires. Aujourd’hui, il applique ce qu’il a appris à d’autres troubles psychiques en intégrant souvent l’alimentation à la psychothérapie. « Il est très intéressant d’examiner dans un journal alimentaire ce que les patients mangent et quand ils mangent. On voit alors s’ils maîtrisent leur alimentation. » L’un des avantages de ces thérapies intégratives résident dans le fait qu’elles incluent davantage les patients.
La plupart des personnes sont en mesure de se nourrir de façon autonome. Lorsqu’elles parviennent à améliorer leur équilibre alimentaire, elles renforcent leur sentiment d’efficacité personnelle. « C’est l’une des raisons majeures pour lesquelles j’incorpore l’alimentation à la psychothérapie. En effet, si je me concentre sur un aspect que les patients ne peuvent pas changer, cela n’apporte pas grand-chose. »
Le style de vie méditerranéen à privilégier
Il est difficile d’obtenir un aperçu complet des nombreux régimes alimentaires considérés comme sains. Cela tient notamment au fait que l’on en sait encore trop peu sur la façon dont on peut influer positivement sur la flore intestinale, directement au moyen de probiotiques ou indirectement en modifiant le microbiote à l’aide de prébiotiques.
L’effet bénéfique le mieux documenté est celui des cuisines traditionnelles italienne, grecque et espagnole avec leurs proportions élevées de fruits et de légumes frais, de céréales, de poisson et d’huile d’olive, le tout accompagné d’un peu de viande maigre et de vin rouge. Selon une étude de la chercheuse en alimentation espagnole Almudena Sánchez Villegas, un « style de vie méditerranéen » incluant des activités physiques et sociales, en plus du régime méditerranéen, peut réduire de moitié le risque de dépression.
L’avenir appartient-il à la thérapie intégrative ?
D’après le psychiatre Gregor Hasler, ce qu’il faut éviter, ce sont les aliments qui font grimper en flèche le taux de sucre dans le sang (ou glycémie), dont certains insoupçonnés comme le sucre de raisin (glucose), la baguette et le riz blanc. Ceux-ci affichent une valeur très élevée dans le tableau des indices glycémiques, qui permet de mesurer à quelle vitesse la glycémie augmente après la consommation d’un aliment donné.
Et en effet, les premières études associant la psychothérapie à une réduction du taux de sucre dans le sang sont prometteuses. La chercheuse en microbiome Stephanie Schnorr et la professeure de psychologie Harriett Bachner ont lancé ensemble une étude de cas destinée à traiter le trouble anxieux modéré d’un jeune trentenaire au moyen d’une thérapie comportementale et cognitive, d’exercices de pleine conscience et d’un changement des habitudes alimentaires.
« Nous savons que l’alimentation a un effet immédiat sur le microbiome. Mais elle a aussi un effet à plus long terme. L’alimentation peut modifier durablement la flore intestinale de différentes façons », précise Stephanie Schnorr. Dans ce contexte, le rôle des pics glycémiques semble déterminant. « En évitant ces derniers, nous pouvons atténuer la réaction de l’amygdale, responsable du stress chronique qui peut conduire à des troubles anxieux et à des dépressions. »
Les chercheuses ont réalisé leur expérience en deux semaines. Au cours de la première semaine, l’objectif était de réduire le niveau de stress du patient. À cet effet, Stephanie Schnorr a retiré du menu du patient tous les aliments provoquant une glycémie élevée et les a remplacés par de la nourriture censée avoir un effet probiotique et prébiotique.
Pour détendre le jeune homme, des exercices de pleine conscience avant et pendant les repas ont été ajoutés durant la deuxième semaine. Ces exercices étaient axés sur l’entraînement de la conscience, de la respiration et de la capacité à ressentir du plaisir. Résultat : le score du patient sur l’inventaire d’anxiété de Beck est tombé de 21 à 5, donc une nette amélioration. Il a en outre parlé d’une humeur et d’une attitude plus positives. Il est impossible de dire si ces effets sont dus à la diversité accrue de sa flore intestinale ou aux autres interventions.
Les futurs résultats issus de ce domaine de recherche pourraient donner lieu à de nouvelles formes de thérapie intégrative alliant un changement ciblé des habitudes alimentaires à la psychothérapie et à l’action sociale. En attendant les preuves thérapeutiques, les deux chercheuses donnent le conseil suivant : « La recette est simple : se reposer, digérer, faire du sport, s’entraîner à la pleine conscience et adopter une alimentation riche et équilibrée. »
Recherche sur le microbiome
« Il y a beaucoup de bonnes études, mais pas de réel progrès. »
À l’aide d’un « Microbiota Vault », les chercheurs aimeraient préserver la diversité de notre microbiome en conservant en lieu sûr le plus grand nombre possible de bactéries intestinales. Que pensez-vous de ce projet ?
Le potentiel scientifique de ce projet est indéniable, surtout si l’on tient compte du fait que la diversité des microbiotes continuera à diminuer à l’avenir. Mais la cause des maladies ne réside pas forcément dans cette baisse de la diversité. Ainsi, malgré leur microbiote intestinal plus riche, les Indiens d’Amazonie ont quasiment disparu, parce qu’ils n’étaient pas immunisés contre des virus et des bactéries importés. Le prix de notre immunité relative est probablement une diversité bactérienne et virale réduite. La conservation de cultures bactériennes « archaïques » a donc une valeur pour la recherche, mais je doute qu’il en résulte une utilité médicale.
Vous avez montré pour la première fois qu’un probiotique peut avoir un effet positif sur notre gestion du stress. Comment évaluer les chances de développer de nouveaux médicaments ou méthodes thérapeutiques sur la base de ces résultats ?
Il y a un long chemin entre établir la preuve d’un effet sur le stress chez des sujets sains à l’aide de l’imagerie cérébrale et traiter efficacement un patient souffrant de troubles consécutifs au stress. Selon moi, les probiotiques joueront tout au plus un rôle comme mesures de soutien.
Où voyez-vous des progrès ?
À vrai dire, je vois beaucoup de bonnes études, mais pas de réel progrès. Le nombre d’études est trop faible, et les pathologies psychiatriques sont bien trop hétérogènes. Peut-être existe-t-il, au moins pour certaines de ces maladies, un petit sous-groupe pouvant être traité par des moyens simples comme une modification du microbiote. /jof
Paul Enck est psychologue et directeur de recherche du département Médecine et psychothérapie psychosomatique à la clinique universitaire de Tübingen, en Allemagne.
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