Le bonheur, c’est rentable ?

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Le travail ne doit pas nuire à la santé : des entreprises choisissent de se recentrer sur le facteur humain.

Surfant sur une tendance venant des États-Unis, les responsables du bonheur en entreprise se multiplient en Suisse. Une approche utile, à ­certaines conditions.

Par Aurélie Faesch-Despont, publié dans Psychoscope 6/2018

Le dernier numéroSur Linkedin, ils sont une quarantaine en Suisse à se prévaloir du titre de " chief happiness officer ". Et certains y préfèrent le nom de " facilitateur du bonheur " ou de " préposé à la qualité de vie ". Ce qui complique les statistiques. Mais peu importe la dénomination, ils poursuivent tous le même but : cultiver le bien-être en entreprise et favoriser un environnement de travail sain. Une tendance venue des États-Unis, une désignation fraîche et moderne, ainsi que des promesses de productivité : il n'en a pas fallu davantage pour susciter l'intérêt des entrepreneurs suisses, malgré un battage médiatique tendant à remettre en question la réelle plus-value de la démarche. Ils étaient une petite centaine à se réunir cet été à ­Genève, à l'occasion d'un premier forum dédié à la thématique. Alors, qu'en penser ?

Consacrer du temps aux employés" Dans la société en général, nous voyons le nombre de burnouts augmenter sans cesse depuis des années ", constate Maud Coderey, responsable du projet " Qualité de vie au travail " au Centre hospitalier universitaire vaudois (Chuv). " Nous ne pouvons plus ignorer qu'il y a un besoin. Et il est insuffisant d'essayer de guérir des symptômes déclarés, il faut s'attaquer à la cause du problème pour établir des solutions à long terme. " Passionnée et intarissable sur ce " nouveau métier ", la jeune femme s'empresse de confier quels sont pour elle les deux piliers du bonheur au travail : le relationnel et le sens que l'on donne à son activité. Rien à voir avec l'organisation d'apéros en fin de journée, l'achat d'un baby-foot pour les pauses et l'organisation de cours de yoga pour les employés. Plus que l'argent investi, c'est le temps consacré à l'individu qui compte. " On doit pouvoir se sentir aussi bien sur son lieu de travail que chez soi ", précise-t-elle. Et cela concerne aussi bien l'infrastructure que ce que Maud Coderey nomme la " sécurité émotionnelle ". Comprenez le fait d'être écouté, respecté et considéré à sa juste valeur. L'approche se concentre au Chuv sur trois dimensions : le travail (ce que l'on fait de ses mains et de son esprit), le relationnel (les aspects moraux et psychologiques, les valeurs) et l'environnement de travail construit (l'aménagement des bâtiments, la luminosité, etc.). " Dans une approche salutogène, nous voulons que l'environnement de travail soit créateur de bonne santé ", explique Antonio Racciatti, directeur des ressources humaines au Chuv. " Et, parallèlement, nous souhaitons permettre aux employés de donner du sens à leur travail, et d'être conscients de leur rôle dans la chaîne de création de valeur globale de l'institution. Nous sommes tous des êtres humains, et non pas des ressources dont on se sépare dès que la situation économique se péjore. " C'est dans cette optique que le poste de Maud Coderey a été créé il y a une année. Non pas pour changer les choses du jour au lendemain, mais pour sensibiliser les collaboratrices et les collaborateurs à ces questions : des médecins aux nettoyeurs, en passant par les employés administratifs. " C'est un changement de culture important, et ça va prendre du temps ", confie Antonio Racciatti. Indéniablement, le fait que le Chuv - le plus grand employeur de Suisse romande avec ses 11 000 employés - se lance dans le mouvement donne un signal fort. Et ajoute une touche de sérieux à la démarche, souvent décriée dans les médias. Ceux-ci soupçonnant ainsi certaines entreprises de simplement vouloir se donner bonne conscience en engageant un Monsieur ou une Madame Bonheur. " Le but n'est pas que les employés affichent tous les jours un grand sourire et rayonnent de bonheur ", précise Maud Coderey. " Il m'arrive aussi, comme tout le monde, d'avoir des journées difficiles. Nous ne pouvons pas éradiquer les problèmes et les conflits d'un coup de baguette magique, mais il est par exemple important de pouvoir offrir des outils aux employés pour se sortir au plus vite de situations problématiques ou conflictuelles, avant de s'y enliser. "

L'influence de la recherche en psychologieParallèlement à une activité d'assistante de direction, Maud Coderey se forme en 2012 au développement personnel, puis au coaching. Chargée de projets " Qualité de vie au travail " au Chuv depuis novembre 2017, elle suit en juin 2018 une formation de chief happiness officer à Copenhague. Les méthodes enseignées s'inspirent largement de la psychologie positive et font la part belle à la pleine conscience et à l'intelligence émotionnelle. Elle y rencontre des gens du monde entier, investis par la même philosophie. " Évidemment, toutes les méthodes ne sont pas transposables en Suisse. Il faut les adapter à la culture du pays et de l'institution. " Et de citer l'exemple de l'entreprise de e-commerce ­Zappos aux États-Unis, dont la mission déclarée est non pas de vendre des chaussures (son cœur de métier), mais de " délivrer du bonheur ". Dans un immense open space décoré de fond en comble par les salariés - on y retrouve des photos découpées, des masques d'animaux, des jouets en tout genre, des plantes grimpantes - le patron Tony Hsieh met tout en œuvre pour améliorer le bonheur des employés. Il a notamment fait le pari de l'holacratie, à savoir une gouvernance horizontale, sans hiérarchie.Mais la Suisse est encore loin de cet exemple extrême, qui ne manquera pas de faire sourire certains. ­Il y a une dizaine d'années, Annika Månsson fonde l'entreprise Happy at Work à Genève. Elle vient de Suède, où le bonheur et le bien-être au travail font partie intégrante de la culture. " C'est l'une des seules langues européennes où il existe même un mot spécifique pour le désigner ", explique-t-elle. À ses débuts, elle travaille beaucoup avec des multinationales à l'étranger, l'intérêt des entrepreneurs suisses n'étant pas encore très présent. Elle est témoin de l'évolution de l'intérêt pour ces questions : " Je pense que la recherche, notamment en psychologie positive, a beaucoup aidé à sensibiliser à la thématique. Le fait de démontrer noir sur blanc la relation entre les personnes heureuses au travail et leur productivité, ainsi que leur fidélité à l'entreprise, a conduit à une grande prise de conscience. " Des employés plus heureux seraient en effet jusqu'à 31 % plus productifs, 55 % plus créatifs, neuf fois plus loyaux et six fois moins absents que les autres. C'est du moins les chiffres qu'avance la spécialiste sur son site web, se basant sur différentes recherches, dont l'étude ­Gallup 2012 sur l'engagement des salariés, ainsi qu'une recherche réalisée en 2005 par l'équipe de la professeure de psychologie américaine Sonja Lyubomirsky. D'une certaine façon victime de son buzz médiatique, la fonction de chief happiness officer ne bénéficie toutefois pas encore de cahier des charges établi. Et, suivant les offres d'emploi, elle comprend des tâches diverses et variées, parfois confiées aux stagiaires ou aux employés de bureau. L'importance et la signification du rôle attribué dépendent finalement de la volonté de la direction de l'entreprise. Pour qu'un chief happiness officer puisse fonctionner de manière efficace, ­Annika Månsson mentionne une condition sine qua non : " C'est une approche stratégique et holistique : il doit pouvoir influencer la culture, les valeurs et l'organisation globale de l'entreprise. " Une action qui se concrétise à trois niveaux : les employés, le management, et la direction stratégique. Mais il n'existe aucune recette miracle : les solutions sont à élaborer au cas par cas. Et au sein d'une même entreprise, une mesure ne marchera pas de la même manière pour tout le monde. Quant au profil du candidat idéal à ce poste, ­Annika Månsson n'a pas d'idée préconçue : " Idéalement, il faudrait quelqu'un de formé en psychologie et en ressources humaines, qui comprenne et parle le langage du business, qui sache analyser des chiffres et qui soit bon en communication ", sourit-elle. Pour 2019, elle met sur pied une formation sur le canton de Genève, en collaboration avec différents corps de métier, dont des psychologues. Celle-ci sera dédiée non seulement à la gestion du bonheur, mais aussi de la santé au travail. Un premier pas vers la création de bases communes en Suisse.

De la place pour tout le mondePsychologue du travail, Lydie Lecoultre observe attentivement l'arrivée des chief happiness officers dans un champ d'activité très proche du sien. Sans toutefois y voir une concurrence menaçante : " Il y a tellement de choses à faire dans ce domaine. Je pense que nous avons des approches complémentaires et qu'il y a de la place pour tout le monde. " Et même si certains employeurs ont pour but ultime de rendre leurs employés plus performants avec ces démarches, elle garde le côté positif : on s'occupe de l'humain et de son bien-être. C'est toujours mieux que de ne rien faire. " Le moment est venu que le monde du travail se recentre sur la valeur de l'humain. Il est par contre indispensable de trouver un équilibre entre la bienveillance et l'envahissement de la sphère privée. Chacun doit pouvoir garder la liberté de prendre ou de refuser. La fonction doit viser l'enrichissement des collaborateurs : les renforcer dans leur rôle d'acteur de leur bonheur. Au travail ou ailleurs ", ajoute Lydie Lecoultre. La dénomination de chief happiness officer interpelle toutefois la psychologue du travail. Cette fonction de chef du bonheur tend en effet à déposséder les employés, à donner l'impression que quelqu'un s'en occupe à leur place. " Chacun doit être son propre chief happiness officer. " Un avis que partage Annika Månsson. " Personne ne peut être responsable de votre bonheur ", conclut-elle. " Mais le chief happiness officer peut contribuer à mettre en place un management constructif et à cultiver une culture d'entreprise dans laquelle on se sent bien au travail. " 

 
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