L’amitié au fil du temps

Ces derniers mois, le quotidien d’Anne a beaucoup changé : elle vient de prendre sa retraite. Elle se réjouit de voyager davantage, de jardiner et de passer du temps avec sa petite-fille. Mais c’est aussi l’occasion pour elle de dresser un bilan de sa vie. Ainsi, elle constate que le travail et la famille ont toujours joué un rôle primordial. Il y a cependant eu une autre constante non négligeable : l’amitié. Et, même si elle a beaucoup d’amis de longue date, le terme de « constante » ne lui semble pas vraiment approprié. En effet, les amitiés d’Anne et leur importance ont fortement varié au fil du temps.
Pour Anne, les amis sont des personnes avec lesquelles elle aborde des sujets intimes, qu’elle peut appeler tard le soir quand elle a besoin d’aide, et avec lesquelles elle aime fêter son anniversaire. Dans son cas, l’amitié est donc synonyme de proximité émotionnelle, d’échange intellectuel et de soutien mutuel. Mais, pour réellement définir les amitiés, il faut ajouter aux fonctions psychologiques mentionnées le fait qu’elles sont librement choisies, qu’elles sont perçues positivement et qu’elles n’incluent aucune sexualité manifeste.
Les amitiés prolongent la vie
Pour Anne, comme pour la grande majorité des gens, les amis représentent un aspect essentiel de l’existence. Des recherches montrent en effet que les personnes intégrées socialement vivent plus longtemps, quel que soit leur état de santé. Une méta-analyse conduite en 2010 par l’Américaine Julianne Holt-Lunstad, professeure de psychologie, illustre par exemple que l’absence de lien social s’apparente à un risque de mortalité tout aussi accru que le fait de fumer jusqu’à 15 cigarettes par jour, et qu’il est même plus « dangereux » que l’abus d’alcool. Alors pourquoi les amitiés nous font-elles vivre plus longtemps ? Parce qu’elles nous aident à affronter les situations difficiles : elles en atténuent les effets négatifs sur notre bien-être. Par ailleurs, elles nous ouvrent des perspectives. La multiplication des émotions positives joue certainement un rôle dans le fait de vivre plus longtemps avec des amis.
L’amitié durant l’enfance
Les nouveaux-nés réagissent déjà avec joie face aux autres nourrissons. Anne observe que sa petite-fille de deux ans commence rapidement à jouer avec ses « amis » et réagit intensément lorsque ceux-ci sont tristes. Elle s’en étonne quelque peu, car il est généralement admis que les jeunes enfants ne considèrent leurs amis que comme des camarades de jeu pour une période limitée. Mais, dès la plus tendre enfance, ceux-ci ont une idée bien définie de l’amitié : ils considèrent certains de leurs camarades comme des « amis ».
Pendant l’enfance, les amis protègent non seulement des difficultés dans de nombreux domaines de la vie, mais ils contribuent aussi clairement au développement de facultés sociales et cognitives. Ils ne le font toutefois pas que par la proximité émotionnelle et le jeu. Le psychologue du développement suisse Jean Piaget partait déjà du principe que les amis se critiquent davantage, ce qui leur permet d’évoluer. La gestion des conflits, qui font évidemment partie de toute amitié, leur permet en outre de mieux apprendre les uns des autres.
L’amitié à l’adolescence
À mesure que l’on grandit, la notion d’amitié gagne en complexité. Tandis que les enfants ont souvent une conception rigide de l’équité – ils s’attendent par exemple à ce que tout geste amical leur soit rendu en retour –, ils développent par la suite une compréhension plus profonde du point de vue et des besoins de l’autre. Parallèlement, les attentes à l’égard des amis changent. Si elles se forgent d’abord essentiellement autour d’activités communes, les amitiés se recentrent plus tard sur l’échange et le soutien mutuel.
Au cours de l’adolescence, les amitiés prennent une importance cruciale. Les parents ne sont plus les premières personnes de référence, les jeunes s’ouvrent alors davantage à leurs amis. Les amis commencent à remplir de nombreuses fonctions : ils aiment pratiquer des activités ensemble, s’entraident, discutent, sont émotionnellement proches et se font mutuellement confiance. Lorsque Anne repense à ses amies d’enfance et d’adolescence, elle se rend compte que celles-ci lui ont donné la possibilité de se distancer de ses parents.
Elle a trouvé avec ces dernières des intérêts communs, auxquels elle a pu s’identifier. Bien sûr, les amitiés à cette période servent aussi d’entraînement pour les futures relations amoureuses : avec des amis, on s’exerce à la communication et à la gestion des conflits. Revers de la médaille : à cet âge, les « faux amis » ont une influence particulièrement forte. En effet, si on peut apprendre à gérer des conflits, on peut aussi acquérir des comportements problématiques comme l’agressivité ou la délinquance, souvent « transmis » par des amis.
La fin de la scolarité met de nombreuses amitiés à rude épreuve. Tel est aussi le cas pour Anne. Pourtant, la plupart des gens gardent le contact avec quelques camarades d’école. Lorsqu’elle commence ses études dans une nouvelle ville, de nombreuses personnes entrent dans son cercle d’amis. Le hasard y est pour beaucoup. Ainsi, elle fait la connaissance de l’une de ses meilleures amies, camarade d’étude, un jour où toutes deux se rendent à l’Université, mais n’ont finalement pas envie d’assister au cours et décident d’aller boire un thé ensemble.
Ici, on peut supposer que les deux étudiantes ont pris cette décision parce qu’elles se ressemblent. Mais certaines études affirment que le rôle du hasard est généralement encore plus important que l’on ne croit. Par exemple, il semble suffisant d’être assis non loin de quelqu’un lors d’un cours d’introduction pour avoir une forte probabilité d’être amis un an plus tard, comme le révèle une étude dirigée par le professeur de psychologie allemand Mitja Back.
Bien sûr, le hasard n’est pas le seul facteur entrant en jeu dans la genèse des amitiés. Mais, dans l’ensemble, les amis se ressemblent souvent, aussi bien en termes d’origine et d’éducation que de personnalité et de valeurs. Néanmoins, l’effet de la ressemblance est souvent plus faible qu’on ne l’imagine. Ces effets s’expliquent certainement aussi par le fait que les rencontres se font dans un environnement où se retrouvent des personnes avec des caractères et des centres d’intérêt similaires. Pour Anne, il s’agit de la société d’étudiantes et d’étudiants dans laquelle elle s’est engagée. Elle y noue rapidement des amitiés avec des personnes qui, comme elles, aiment s’impliquer activement.
Les amitiés nous transforment
Les traits d’une personne sont déterminants pour tenter d’expliquer les différences de qualité et de quantité des amitiés. Deux d’entre eux, à savoir l’extraversion et la tolérance, sont importants. Ils ont tendance à contribuer positivement à l’émergence et à la qualité de l’amitié. Parfois, on observe qu’une grande ouverture en affaiblit la stabilité. Si nos traits de personnalité peuvent influencer la nature même de nos amitiés, inversement, celles-ci ont le pouvoir de modifier notre caractère.
Une réflexion qui s’inscrit totalement dans la logique du philosophe grec Aristote qui décrivait les « amitiés véritables » comme des « amitiés par amour pour la personne de l’ami », c’est-à-dire des amitiés qui ne reposent pas uniquement sur un lien d’utilité ou sur des sentiments amicaux agréables. En d’autres termes, les amitiés servent à s’aider mutuellement à faire évoluer sa personnalité.
De premiers résultats de recherche – par exemple, ceux des psychologues allemands Marcus Mund et Franz Neyer de l’Université de Iéna – font penser qu’il existe une influence réciproque entre les caractéristiques d’une amitié, d’une part, et les traits de personnalité d’une personne, d’autre part. Pour approfondir ces questions, mieux vaut cependant ne pas uniquement prendre en compte les traits de personnalité définis en psychologie. En effet, ceux-ci ne sont pas évalués, du moins sur le papier. Ils ne sont ni positifs, ni négatifs. Or, afin d’analyser cette interaction, il faut intégrer à l’étude des traits jugés clairement positifs, comme les forces de caractère (lire l’encadré ci-contre).
L’amitié entre hommes
Revenons au parcours d’Anne. Pendant ses études, la jeune femme rencontre son futur mari. Bien que tous deux ont, de ce fait, beaucoup d’amis communs, ses « amitiés masculines » restent parfois pour elle une énigme. Un jour, son mari rentre d’un week-end avec un ami sans pouvoir lui dire si la partenaire malade de ce dernier va mieux.
Dans la recherche, on trouve des indications selon lesquelles les amitiés entre hommes se distinguent de celles entre femmes. Une différence essentielle réside dans les attentes vis-à-vis de l’échange intime. Ainsi, les amitiés entre femmes sont qualifiées de « face to face » (face à face, l’échange est plus fréquent et approfondi), celles entre hommes de « side by side » (côte à côte, l’échange est basé sur des activités communes). Mais même si l’on retrouve bel et bien ces schémas dans diverses études, les différences entre les sexes sont finalement plus minces qu’on ne le pense.
L’amitié et le développement personnel
Lorsque Anne a eu sa fille, certains de ses amis sont passés un peu au second plan. Alors qu’il augmente pour la plupart des jeunes adultes, le nombre d’amis diminue généralement à l’âge adulte moyen. Au cours de cette phase de la vie, la qualité de l’amitié gagne en importance.
Certaines études menées sur des adultes, comme celle à long terme dirigée par la psychologue américaine Cheryl Carmichael, montrent que la qualité des amitiés et la satisfaction vis-à-vis de ces dernières jouent davantage sur le bien-être que leur nombre. De nombreuses amitiés d’Anne tiennent maintenant depuis plusieurs décennies et elle ressent de plus en plus à quel point ces personnes sont importantes dans sa vie. Et ce, d’autant plus que d’autres personnes de référence, comme des proches, disparaissent.
Pour Anne, une chose est sûre : les amitiés ne sont pas seulement une constante importante, elles contribuent aussi de façons diverses à son épanouissement. Si ses amis l’ont aidée à affronter les aléas de l’existence, la valeur des amitiés ne repose pas que sur cette fonction de protection. Elles sont aussi une source d’émotions positives, et créent des opportunités de développement personnel au cours de chaque phase de la vie.
Les forces de caractère
Définition : les forces de caractère sont des traits positifs, qui contribuent à une « vie épanouie » pour soi-même et pour les autres. Si la psychologie s’est penchée dès le début sur le caractère d’une personne, le concept de la personnalité dite « neutre » a été évincé. Ce n’est qu’à l’émergence de la psychologie positive que l’attention s’est de nouveau portée sur le caractère, grâce aux psychologues américains Chris Peterson et Martin Seligman.
Classification : en 2004, les deux psychologues ont publié un instrument de mesure des forces de caractère et des vertus (Values in Action Inventory of Strengths, VIA-IS). La classification VIA décrit 24 forces de caractère – dont la créativité, le courage, l’esprit d’équipe, l’autorégulation, l’humour et la spiritualité – et offre une base essentielle pour analyser empiriquement des traits positifs (voir le lien ci-dessous pour une auto-évaluation).
Influence sur les amitiés : en ce qui concerne les amitiés, une enquête menée récemment auprès de jeunes (voir référence bibliographique) révèle que la capacité d’attachement, l’amabilité, l’intelligence sociale, l’humour, l’esprit d’équipe, la reconnaissance, la faculté de leadership, la clairvoyance et l’authenticité sont les forces de caractère les plus déterminantes pour le nombre et la qualité des amitiés.
l’auteure
Lisa Wagner est psychologue et postdoctorante à l’Université de Zurich (chaire de psychologie de la personnalité et de diagnostic). Elle est en outre coresponsable de la formation continue CAS en psychologie positive.
Commenti
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